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Troubles psychiques : avec Jeff, la pair-aidance permet de reprendre pied
Fondée en 2018 à Strasbourg, l’association Jeff met en relation des personnes atteintes de troubles psychiques avec des pairs-aidants dont les symptômes sont stabilisés. Une opportunité pour les uns de se reconstruire et, pour les autres, de reprendre une activité professionnelle que la maladie a interrompue.
« Vous avez un iPhone ou un Androïd ? », s’enquiert Jérémie Gold auprès de Jean-Jacques André. Dans son appartement strasbourgeois, l’homme ne sait que répondre à son visiteur, un pair-aidant qu’il rencontre pour la première fois et qui vient le sensibiliser aux outils numériques. Voilà quatre ans maintenant que des bénévoles et travailleurs pairs salariés de l’association strasbourgeoise Jeff aident des malades psychiques, comme eux-mêmes, à reprendre pied dans leur vie quotidienne. Jean-Jacques André sait-il accéder à ses notifications ? « Je suis complètement novice, s’excuse le bénéficiaire. Je n’ai pas de grandes ambitions. Mon téléphone me servira juste à surfer sur le web, pas pour des choses importantes. » Jean-Jacques André aimerait se réabonner à des groupes de partage d’informations, sur l’automobile notamment. « A l’époque, c’était mon truc. Mais après mes hospitalisations, j’ai perdu pas mal de choses », explique-t-il. La priorité pour Jérémie Gold est d’installer un mot de passe sur son téléphone et de constituer un carnet avec ses adresses et ses mots de passe. « Vous pourrez le cacher quelque part », conseille l’accompagnateur.
Il y a un an, Jean-Jacques André a d’abord eu recours à Jeff pour du tri administratif. Puis, Lisa, pair-aidante salariée, lui a donné un coup de main pour « redresser la barre ». D’abord en sortant avec lui faire des « achats personnels », puis en accompagnant sa resocialisation au sein d’un groupe d’entraide mutuelle. « Nous y sommes allés deux ou trois fois ensemble, puis ç’a été à mon tour de me débrouiller », se souvient Jean-Jacques André. Il prend désormais part à un club de théâtre. « C’est un domaine qui me permet de prendre confiance en moi et de partager avec les autres, se félicite-t-il. Pour l’instant ça va. Et si j’ai un problème, je sais que je peux appeler. »
Jérémie Gold, son formateur au numérique, a, lui, interrompu sa carrière d’ostéopathe suite à une série d’hospitalisations pour crises psychotiques. Orienté par un service d’insertion en milieu ordinaire de travail, il voit la « mission de soin d’égal à égal » qu’est pour lui la pair-aidance comme une nouvelle opportunité. « En général, être malade ferme des portes. Là, ça en ouvre », apprécie-t-il. Il se donne un an pour intégrer une formation diplômante de pair-aidance et se verrait bien rejoindre un jour une équipe soignante. « Il y a mille choses qu’un malade rétabli peut apporter à des soignants et à d’autres patients », revendique celui qui a mis du temps à accepter sa schizophrénie et son traitement.
Ne pas anticiper les demandes
Avoir vécu une hospitalisation et être disposé à parler de sa maladie sont les seules conditions pour rejoindre l’équipe de Jeff. En dix mois, Jérémie Gold est monté en compétences au contact progressif de quatre bénéficiaires, d’abord en binôme avec un autre membre de l’équipe. Il devrait bénéficier prochainement d’un contrat « parcours emploi compétences » de vingt heures par semaine, pour suivre cinq ou six personnes. Après s’être rodé sur du très concret avec le numérique, il ne cache pas quelques appréhensions. « Les personnes suivies par Jeff ont souvent des problèmes de précarité ou de famille. Je n’ai pas cette expérience », observe-t-il, néanmoins confiant dans le soutien de ses collègues sur le terrain. Etudiants, actifs, parents, personnes âgées… Les profils des bénéficiaires sont divers. Mais la moitié d’entre eux souffrent d’isolement.
« Si un pair-aidant rencontre des difficultés, on change », assure Karen Simmer, coordinatrice de l’équipe, depuis la salle de réunion d’un espace de coworking où se retrouvent bénévoles et salariés. « Rien n’est figé. Quelqu’un d’autre peut prendre le relais. Et je suis là pour affiner, trouver la meilleure façon d’aider la personne », poursuit l’éducatrice spécialisée et ancienne formatrice. Coach de l’équipe, elle développe aussi les partenariats, « car Jeff ne sait pas tout faire », supervise la conception des outils d’accompagnement, tels les modes d’emploi pédagogiques, et rend des comptes aux financeurs. « Avec des pairs-aidants, le rythme est différent, détaché des attentes de ceux qui tiennent les cordons de la bourse », prévient-elle. Elle vient aussi en renfort sur les accompagnements les plus complexes, quand les difficultés des personnes ne s’arrêtent pas à leur maladie psychique. « Nos compétences sont complémentaires, insiste-t-elle. Quand quelqu’un est dépassé par sa maladie, qu’il a des problèmes de sommeil, un rythme décousu, des difficultés à encaisser un traitement, c’est le pair-aidant qui peut témoigner. » Pour protéger son équipe, l’association pose comme condition à tout accompagnement que le bénéficiaire soit suivi par un médecin.
Deux fois par mois, bénévoles et salariés se rassemblent autour de la coordinatrice pour réfléchir à leurs postures vis-à-vis des personnes qu’ils accompagnent : « La relation de confiance, c’est bien. Mais quand on s’attache trop à vous, le plus difficile est de remettre les choses à leur place. » Autre point de vigilance, ne pas anticiper les besoins et laisser le bénéficiaire à l’initiative des demandes, qui peuvent mettre du temps à émerger après une première sollicitation souvent très matérielle. « En tant que bénévole, je m’appuie sur mon ressenti, souligne Sylvie Vincent, arrivée chez Jeff il y a un mois et demi. Pour l’instant, j’ai tendance à trop parler et je vais apprendre à écouter », lâche-t-elle. Soignée pour un trouble bipolaire, la mère de famille, ancienne secrétaire, dit s’être toujours sentie attirée par le social. « Mais j’étais trop émotive. Avec mon traitement, c’est beaucoup plus facile aujourd’hui. »
Encourager l’action
« Chacun a sa propre manière de se positionner face à sa maladie. Certains en parlent beaucoup, d’autres seulement en cas de difficultés aiguës », pointe Karen Simmer. « Evidemment, je n’arrive pas chez une personne qui ne va pas bien en lui disant : “Hé ! Regardez, je suis malade aussi, mais moi, ça va super bien !” D’ailleurs je ne sais pas comment j’irai moi-même demain. Je n’en parle que si la personne le demande et si je sens que ça peut la soulager », lance Sylvie Vincent. « C’est un travail qui mêle forcément le professionnel au personnel », complète Lisa, l’ex-accompagnatrice de Jean-Jacques André. Cette pair-aidante salariée a interrompu sa carrière dans le social à la suite d’un burn-out et enchaîne son troisième contrat aidé en un an.
Karen Simmer et Romain Rathuis calent les derniers détails d’une visite de présentation auprès d’un hôpital de jour. Jusqu’à présent, l’association s’est fait connaître auprès des hôpitaux psychiatriques, des centres médico-sociaux et des médecins. Dans certains cas, des partenariats sont établis pour organiser les sorties d’hôpital. Dans d’autres, l’information aux patients passe par de simples flyers. Un service d’insertion en milieu ordinaire de travail oriente également des personnes pas encore prêtes à raccrocher une vie professionnelle. Aucun de ces intermédiaires n’est prescripteur : la personne doit démarcher elle-même l’association.
Aujourd’hui, Romain Rathuis souhaite évoquer le cas de madame T., qui a sollicité Jeff pour de l’aide au rangement. « On n’a jamais commencé », dit-il à ses collègues. La bénéficiaire l’a invité la semaine dernière au cinéma. « Je sens beaucoup d’ambiguïté », note-t-il. Karen Simmer propose de l’accompagner au prochain rendez-vous pour refixer contractuellement son premier objectif de tri administratif. Pour cet ex-logisticien, rôdé au soutien de ses nombreux amis malades psychiques, la fermeté reste difficile. La coordinatrice souhaite espacer ses rencontres avec monsieur V. et cherche un volontaire en renfort. La dernière fois que Romain Rathuis l’a aidé à faire ses courses, ce bénéficiaire lui a fait porter son pack d’eau. Le coup est classique. « Il ne faut rien lui céder, rappelle la coordinatrice. Sinon on le fragilise dans son autonomie. »
Lisa informe ses collègues de ses démarches en cours pour développer le réseau d’associations partenaires de Jeff. « Depuis le Covid, les gens qui étaient déjà isolés le sont encore plus. Nos bénéficiaires ont besoin de se réapproprier leur chez eux mais aussi de créer des ponts vers l’extérieur, souligne-t-elle. On cherche avec eux quelles sont leurs passions, pour trouver, dans toutes les associations qui existent, les activités qu’on pourrait essayer ensemble jusqu’à ce qu’ils s’y sentent à l’aise seuls. » Elle a relevé un intérêt récurrent pour les animaux et repéré une formule de bénévolat encadré dans un refuge strasbourgeois. Romain Rathuis a rendez-vous tout à l’heure au domicile d’un bénéficiaire pour son point ménage hebdomadaire. « Mon but n’est pas d’embarrasser les gens. Je suis là pour conseiller, faire mûrir une réflexion et encourager l’action », glisse-t-il, soucieux de respecter le fonctionnement et les besoins de chacun.
A l’heure dite, le café est déjà prêt sur la table fraîchement nettoyée du séjour de Cyrille Metzger. « Tu as même dégagé le canapé », complimente Romain Rathuis en pénétrant dans le deux-pièces sous les miaulements chaleureux des deux chats. Il ne se formalise pas de l’état du sol que le jeune homme s’excuse de ne pas avoir fait depuis la semaine dernière. « C’est médiocre. La vaisselle n’a pas été faite depuis samedi, ça déborde, se désole le bénéficiaire. Mais j’ai continué de ranger ma chambre avec mon ami. » Romain Rathuis n’a vu cette pièce qu’une fois. Il ne rentre pas non plus dans la cuisine. Après son hospitalisation, Cyrille Metzger ne se sentait plus à l’aise dans son appartement. Aujourd’hui, il se porte mieux. « Il y a un mois, je dormais encore sur le canapé. Maintenant, je peux dormir dans mon lit », se réjouit-il.
« Tu mettrais combien de temps à faire la vaisselle ? », le relance Romain Rathuis. « Une bonne heure », estime le jeune homme. Il réfléchit : « Au moins vingt minutes, peut-être une demi-heure… » « Pour tout ce qui est vaisselle, moins tu attends et plus c’est facile », lui garantit son hôte. Entre deux gorgées de café, Cyrille Metzger fixe ses nouveaux objectifs : continuer de désencombrer la chambre, laver les sols deux fois par semaine, nettoyer la litière chaque jour « dans l’intérêt des chat », faire la vaisselle avant que les restes de repas ne durcissent. « Au total, en une heure, tu fais déjà beaucoup. Tu ne reçois pas le roi d’Angleterre non plus ! », plaisante l’accompagnateur. Le jeune homme donne des nouvelles de sa filleule. Il sent que son nouveau traitement n’est pas encore stable. « Je tremble, c’est fatiguant », décrit-t-il. « Oui, c’est ce qu’on appelle des impatiences », acquiesce le travailleur pair, soigné comme lui pour un trouble de l’humeur.
Cet après-midi, Romain Rathuis va accompagner Cyrille Metzger à un groupe de parole pour la troisième fois. « Au début j’étais sceptique, mais les personnes qui délirent sont une minorité », affirme le jeune homme. « Tu vas apprendre à connaître les gens, lui assure son accompagnateur avec compréhension. Si une personne déraille, c’est son problème. Ce n’est pas toi. Il faut que tu arrives à dépasser la problématique du miroir. »
Elle-même atteinte d’un trouble bipolaire, Martine Anstett a fondé Jeff en hommage à son compagnon, décédé après ses propres troubles en 2014, avec la conviction que le soutien quotidien à un malade psychique doit sortir du cadre affectif pour ne pas le fragiliser. « Les services d’accompagnement à la vie sociale ne sont accessibles que sur demande à la MDPH [maison départementale des personnes handicapée], qui met entre six mois et un an à répondre et les personnes peuvent ensuite patienter jusqu’à trois ans », regrette-t-elle. En 2022, Jeff a suivi 25 personnes et fonctionne pour l’heure sans liste d’attente. L’association cherche désormais à déployer des antennes dans d’autres villes d’Alsace.
Auteur
CLAIRE GANDANGER