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Brigitte Chamak "l'autisme est devenu un marché"
Invisibilisé pendant longtemps, l’autisme est aujourd’hui très présent sur la scène publique. Pour Brigitte Chamak, chercheur à l'INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale), le schisme quant à la prise en charge ne se situe pas entre comportementalisme et psychanalyse, mais bien entre secteur public et secteur privé. Le risque ? Que disparaissent des radars les personnes les plus sévèrement atteintes.
Depuis quand l’autisme est-il à ce point devenu un sujet inflammable ?
Les controverses datent des années 1980, au moment où la définition américaine de l’autisme a élargi les critères diagnostiques, en introduisant une nouvelle sous-catégorie en 1987 : les troubles envahissants du développement non spécifiés (TED-NOS). Les troubles autistiques, caractérisés par une inaptitude à établir des relations normales, un évitement du regard, des stéréotypies…, ont été rebaptisés « troubles du spectre autistique » (TSA) dans les années 2000, regroupant aussi bien des formes sévères d’autisme que des formes qui le sont beaucoup moins, ce qui a amplifié l’hétérogénéité des cas. Une étude de 2011 montre, par exemple, que le diagnostic de TED-NOS est instable. 65 % des enfants perdent le diagnostic d’autisme après l’âge de 3 ans, même s’il a été posé avant. En parallèle de ces transformations, de nouvelles hypothèses sur les causes génétiques et neurologiques de l’autisme ont participé à supplanter les hypothèses psychanalytiques, dominantes dans les années 1970 et 1980, et rejetées aujourd’hui par les associations de parents, sans tenir compte du travail de terrain des psychiatres et de leurs équipes. Ni des changements marquants des vingt dernières années.
Comment en est-on arrivé à une accusation radicale de la psychiatrie ?
Nous constatons un décalage de vingt ans avec les Etats-Unis. C’est là-bas que tout a commencé, dans les années 1970, avec la mise en place de méthodes éducatives et comportementales pour aider les enfants à acquérir des compétences et des aptitudes relationnelles. De nombreuses associations se sont mobilisées en France pour imposer ces pratiques et ont créé des structures pour les appliquer. Parmi elles, la méthode intensive ABA. Le concepteur de cette technique, Ivar Lovaas, a emporté l’adhésion des parents quand, en 1987, il a publié un article indiquant que 9 enfants sur les 19 objet de son étude avaient acquis, grâce à la méthode ABA, un développement intellectuel et un quotient intellectuel normaux. Sauf qu’il avait sélectionné les enfants et écarté tous ceux qui avaient un retard mental ou une maladie génétique ou métabolique et que l’évaluation avait été réalisée à court terme. Mais, à partir de là, un marché privé et cher s’est développé. La psychiatrie a été décriée et la focalisation sur les autistes les plus performants a participé à marginaliser ceux qui présentaient les formes les plus sévères. Toutefois, ce qui est primordial, c’est que les professionnels se sont remis en cause et ont compris qu’il fallait travailler avec les parents.
Finalement, de quels autistes parle-t-on aujourd’hui ?
Un autiste qui a une déficience intellectuelle, qui n’est pas autonome et qui s’automutile n’a rien à voir avec un autiste dit « Asperger » qui s’exprime, qui a suivi une scolarité et dont les difficultés se situent davantage dans les interactions sociales, les particularités perceptives et les problèmes de régulation émotionnelle. En général, quand on réalise des classifications, on tente d’établir des groupes les plus homogènes possibles. En psychiatrie, on a fait l’inverse en augmentant l’hétérogénéité des cas. Cela accroît le nombre de personnes concernées et donc les marchés potentiels. Les parents d’enfants autistes ne savent plus comment agir dans certains cas. Ils essaient toutes sortes de thérapies, de régimes, d’apprentissages, ils achètent des livres, font appel à des professionnels… Reste que les associations de parents les plus puissantes sont loin de représenter les familles les plus modestes. Pourtant, ce sont elles qui interviennent dans les médias et qui ont le monopole de la communication avec les pouvoirs
publics dont elles orientent les décisions. Or on attendrait de ces derniers qu’ils instaurent des services pour les besoins du plus grand nombre et pas seulement pour une minorité qui a intégré le système et défend ses intérêts et dont les projets répondent aux critères de gestion de plus en plus drastiques. Avec la loi de 2014 relative à l’économie sociale et solidaire, la gestion est devenue le cheval de Troie de la privatisation et de puissantes agences de gestion ont réussi à siphonner les fonds publics du social et du médico-social.
C’est aussi le règne des neurosciences, non ?
Dans les années 1960, les parents ont dénoncé la pénurie de structures publiques. Ils ont travaillé avec les psychiatres pour mettre en place des hôpitaux de jour, créer des dispositifs. L’arrivée des méthodes cognitivo-comportementales a modifié le paysage. Il est vrai aussi que des « psys » ont participé à culpabiliser les mères en se focalisant sur la relation mère/enfant. Les parents se sont sentis agressés plutôt que soutenus d’autant plus qu’aujourd’hui ceux-ci veulent décider de ce qu’ils jugent bon pour leur enfant. Les hypothèses organiques de l’autisme se sont substituées aux théories psychogénétiques, avec une fixation sur la génétique et les neurosciences. Du coup, tous les psychanalystes, psychiatres, psychologues ont été mis dans le même panier. On est passé du tout « psy » au tout « neuro ». Pourtant, les résultats de ces techniques sont mitigés. Mais il y a tellement de personnes qui ont investi dans ce créneau lucratif que la plupart des études scientifiques portent sur elles. Ce sont ceux qui ont mis en place ces méthodes qui publient, ils ont tout intérêt à les promouvoir. De même, des financements énormes ont été accordés aux recherches génétiques alors que seuls 10 % des cas d’autisme présentent une maladie génétique avérée. Le phénomène est identique avec les neurosciences, qui donnent des pistes de réflexion. Cependant, là encore, la diversité des cas ne permet pas d’associer l’autisme à des anomalies communes. La théorie la plus acceptée actuellement est celle de la surconnectivité neuronale au sein d’une même région cérébrale.
La notion de neurodiversité est de plus en plus revendiquée, qu’en pensez-vous ?
Ce concept a permis une déstigmatisation, mais il concerne une minorité d’autistes ayant des compétences parfois exceptionnelles. C’est comme si la société ne voulait plus voir les autres autistes, ceux qui sont les plus en difficulté, les moins faciles à gérer et les plus difficiles à faire évoluer. Leurs parents se retrouvent souvent démunis, encore plus en souffrance car se sentant coupables de ne pas y arriver comme les autres parents qu’on leur présente à la télévision. Une sélection des autistes plus performants est à l’œuvre dans le milieu du travail. Contrairement à l’image idyllique d’une démocratie sanitaire, le cas de l’autisme met en évidence un lobbying émanant d’une élite associative qui ne tient pas compte de l’ensemble des problèmes rencontrés par les familles. L’ouverture du médico-social aux entreprises à but lucratif permet de faire porter le financement de services privés par les familles qui en ont les moyens, quitte à en rembourser une partie. Pour les autres, il reste encore une portion congrue de services publics qui se réduisent comme peau de chagrin.
Auteur
BRIGITTE BÈGUE