« Être éducateur spécialisé, c’est assumer une part d’incertain et d’imprévisible »

Educateur spécialisé, docteur en sciences de l'éducation, conseils et soutien aux équipes, Philippe Gaberan est notamment l'auteur d'Oser le verbe aimer en éducation spécialisée (ed. érès, 2016)

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Spécialiste du travail social, Philippe Gaberan a préfacé le dernier livre de Jacques Trémintin. L’occasion de l’interroger sur le métier d’éducateur spécialisé, pour lequel, selon lui, les exigences de rationalité tendent aujourd’hui à gommer les affects, pourtant indispensables à la relation d’aide éducative. Il encourage toutefois les professionnels à être fiers de ce qu’ils font et à le faire savoir.

Actualités sociales hebdomadaires - Vous établissez une différence entre « faire éducateur » et « être éducateur ». C’est-à-dire ?

Philippe Gaberan : Cette distinction est le fruit d’une analyse critique des recommandations produites ces quarante dernières années à l’égard des professionnels. La première d’entre elles consiste à se dégager de tout affect dans la relation, ce qui se traduit par une véritable catastrophe. Si les affects peuvent effectivement avoir des effets négatifs dont il faut être conscient, il ne s’agit pour autant ni de les nier ni de les dénier mais, au contraire, de les mettre au travail. A une époque, c’était ce à quoi servaient les réunions d’équipe et autres groupes de réflexion sur la pratique. Elles permettaient de mettre des mots sur une pratique parfois confuse parce que forcément complexe. Mais tous ces lieux d’échange et de partage, fussent-ils souvent chaotiques, ont été remplacés par des réunions plus fonctionnelles. « Etre éducateur » vient dire qu’on ne peut pas exercer ce métier sans une part d’engagement de soi dans la relation. Le deuxième élément de cette analyse critique vient dénoncer l’illusion de croire qu’il suffit d’appliquer des protocoles ou des procédures, sans se poser la question du sens derrière le « faire ». Comme s’il y avait une manière unique d’intervenir auprès des personnes, un mode d’emploi, et que la singularité de la rencontre ne comptait plus.

Comment définissez-vous la notion d’« engagement » que vous évoquez ?

Tous les éducateurs spécialisés savent bien que les liens ne se tissent pas indifféremment avec chacun des enfants confiés. Quelque chose de particulier se trame à travers la rencontre qui dépasse le seul savoir-faire. Les jeunes s’agrippent à ce que l’adulte éducateur donne à voir de lui-même et qu’ils « reniflent », parfois mieux que lui. Ils mettent souvent le doigt sur des aspects de la personnalité de l’éduc que celui-ci ne perçoit pas toujours. Cette part de soi est immanquablement convoquée dans le dialogue, qui s’établit alors entre le disponible de l’édu­cateur et le possible du jeune ; autrement dit, à travers cette faculté à considérer l’autre au-delà de ce qu’il montre. L’engagement se situe là. A défaut, il n’existe ni partage ni accompagnement, pour reprendre un terme désormais en vogue. Or, dans la dernière réforme de 2017 du diplôme d’éducateur spécialisé, la décision a été prise d’exclure les « savoir être » des référentiels métier, et donc de formation. Certes, quelques « anciens » dans les instituts de formation se battent pour maintenir cette dimension forcément subjective de la relation, mais celle-ci n’étant pas valorisée dans les épreuves de certifications, elle tend à disparaître. Certes, ont émergé au début des années 1980 le besoin et la nécessité de passer à autre chose dans la profession, à sortir d’un empirisme débridé et à revendiquer une certaine scientificité – j’ose le mot –, mais pas n’importe laquelle et pas n’importe comment.

Pour autant, l’objectivité est aussi nécessaire…

Subjectivité et objectivité se complètent dans les métiers de l’humain. Alors que la première relève de la rencontre, et donc d’un « savoir agir », la seconde, quant à elle, émerge à partir d’un « savoir dire », c’est-à-dire de la capacité à savoir rendre compte d’une situation à travers la parole ou l’écrit. J’insiste : la rencontre est forcément subjective, le « rendre compte » est nécessairement objectif, rigoureux, précis, informé, solide…

Quelles sont les conséquences des logiques de rationalisation sur le terrain ?

En formation, je suis confronté de plus en plus à des équipes qui se retrouvent acculées dans le « faire ». Ce qui se traduit, entre autres, par une exacerbation des passages à l’acte violents chez les jeunes qui, ne trouvant pas suffisamment de points d’appui chez l’éducateur référent, poussent à la confrontation. Mais aussi par des incompréhensions des professionnels, qui se divisent entre ceux qui tentent de se maintenir dans une posture empathique à l’égard des jeunes et ceux pour qui le respect strict des règles devient le repère d’action. Et, contrairement à ce qui s’énonce souvent, cette fracture ne clive pas « nouveaux » et « anciens ». Elle s’enracine surtout dans le niveau de confiance en soi et d’estime de soi développé par le professionnel, qui lui confère de la solidité pour que, face à l’agressivité d’un jeune, il puisse effectuer un pas de côté lui permettant d’absorber sa violence sans se sentir attaqué par elle. La relation éducative est un dialogue entre deux intimes, celle du profes­sionnel et celle de l’enfant. Si les affects peuvent être fragilisants, ils n’en demeurent pas moins indispensables à la relation éducative.

Dans son livre, Jacques Trémintin évoque son impuissance parfois, ses incertitudes… Le doute fait-il partie du métier ?

J’avoue comprendre l’emploi de ce terme et, cependant, j’ai quelques réticences à son usage. Car lorsque les professionnels confessent leurs « doutes », d’aucuns – et notamment ceux qui depuis quarante ans déconstruisent l’éducation spécialisée en particulier et le travail social en général – s’en saisissent pour invalider leur professionnalisme et imposer davantage leurs méthodes. Le doute est un sentiment utile s’il permet à l’éducateur de se défaire de l’illusion de la toute-puissance. Tout bon éducateur, quel qu’il soit, obtient rarement le résultat escompté au départ de l’action. Cet écart le pousse à l’humilité, et à évaluer en quoi le fait que le résultat obtenu ne soit pas conforme à l’objectif visé n’est pas forcément un échec. Actuellement, beaucoup de professionnels sont déroutés par cette spécificité des métiers de l’humain et, afin de la contourner, sont en demande de recettes. Or il n’y en a pas ! La démolition systématique des fondamentaux de la relation par les politiques et les représentants du secteur a fait perdre au métier d’éduc ses points de repères. L’application à la lettre de protocoles censés donner des résultats ne fonctionne pas et plonge les professionnels dans l’impuissance. A la différence des sciences exactes, qui reposent sur la démonstration de la preuve, les métiers de l’humain reposent sur une logique de l’hypothèse. Un mot dont la profession ne devrait pas avoir peur, dès lors qu’une hypothèse n’est pas une improvisation et qu’elle est bien plus qu’une intuition. C’est la force d’une argumentation adossée à l’expertise des professionnels qui fera que, face à une situation donnée, parmi toutes les hypothèses formulées, l’une d’entre elles semblera plus plausible qu’une autre. Etre éducateur, c’est assumer cette responsabilité du sensible, cette part d’incertain et d’imprévisible.

Les services de la protection de l’enfance le permettent-ils aujourd’hui ?

Il est un fait que les éducateurs sont débordés par plein de tâches, d’autant plus insuppor­tables qu’elles ne servent à rien et qu’elles les détournent de leur fonction première. Cette réalité nourrit la plainte de ne pas ou de ne plus disposer de suffisamment de temps à consacrer aux jeunes. Cette remarque n’est pas nouvelle. La question, selon moi, n’est pas d’avoir le temps mais plutôt d’être le temps. Tous les éducateurs savent que certains moments partagés sont d’une telle qualité de présence et d’émotions qu’ils vont s’inscrire dans la mémoire de l’enfant pour toujours. Cela fera trace chez lui. Ce qui épuise trop de professionnels, c’est que cette partie de leur travail n’est absolument pas reconnue, alors qu’elle est fondamentale. A peine écoutés, il leur est souvent reproché par des directions trop éloignées de la réalité du métier le fait de n’avoir « pas produit tel document », de n’avoir « pas renseigné telle base de données », etc. Le besoin de contrôle s’est immiscé dans le travail social au détriment de l’accueil et de la rencontre avec des gamins en situation de vulnérabilité. Les recomman­dations d’une prise de distance, qualifiée à l’occasion de « juste », et l’emprise de l’urgence se sont substituées à l’inscription dans le temps de toute relation éducative.

Dans ce contexte, peut-on aujourd’hui être encore un bon éducateur spécialisé ?

Je me permettrai dans un premier temps de renvoyer à Winnicott, pédiatre et psychanalyste britannique, qui a déclaré qu’un « bon éducateur », ça n’existe pas, mais qu’il faut en revanche être un éducateur suffisamment bon. Au-delà des savoirs indispensables, une part importante de la première année de formation devrait être consacrée à se connaître soi-même. Un bon éducateur doit pouvoir se laisser affecter, et non pas infecter, par ce que lui adresse un enfant. Je crains malheureusement que trop d’étudiants et futurs professionnels n’apprennent pas ou plus à être éducateur mais s’attèlent à obtenir leur diplôme. La préoccupation devient davantage la certification que le métier. Néanmoins, je reste convaincu que les éducateurs disposent de beaucoup d’atouts pour reprendre la main sur leur métier. Sans nier l’état de déliquescence du secteur, je suis témoin de réussites extraordinaires sur le terrain, dont les équipes peuvent et doivent être fières. L’enjeu pour toute la profession est de rendre ces réussites visibles et lisibles, afin de faire jaillir la complexité d’un « agir » masqué par la banalité d’un « faire ».

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  • PROPOS RECUEILLIS PAR BRIGITTE BÈGUE