Aurélie Tinland : "Une psychiatrie différente est possible"

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Aurélie Tinland, psychiatre à l’AP-HM (Assistance publique- Hôpitaux de Marseille) et chercheuse en santé publique (Aix-Marseille Université, laboratoire CEReSS). 

Crédit photo Pavo

[Sur quoi travaillez-vous ?] Comment mieux respecter les droits des personnes avec des troubles de santé mentale, en particulier celles en situation de précarité ? Tel est le fil conducteur des travaux de cette chercheuse qui œuvre sur tous les fronts en faveur d’une psychiatrie plus à l’écoute de ses usagers. 

Psychiatre et chercheuse, Aurélie Tinland est aussi à la tête de l’équipe mobile de psychiatrie précarité Marss (Mouvement et action pour le rétablissement sanitaire et social), à Marseille. Fortement engagée auprès des personnes sans abri souffrant de troubles psychiques, elle a participé à différents programmes tels que « Un chez soi d’abord » ou le Centre de formation au rétablissement (CoFor). En octobre dernier, elle a reçu le prix de la délégation aux droits des femmes du Sénat pour son travail sur la précarité des femmes à la rue. 

Le programme CoFor propose aux usagers de la psychiatrie de véritables formations au rétablissement dispensé par des pairs. En quoi cela consiste-t-il ?  

Aurélie Tinland : Le CoFor a ouvert ses portes à Marseille en 2017, sur le modèle anglo-saxon des « Recovery Colleges ». Créé pour et par les usagers, il a d’abord été expérimenté pendant cinq ans, puis pérennisé en 2022. Il propose cinq grands modules de formation, comptant chacun douze cours. Certains contenus sont issus de ceux dispensés dans les « Recovery Colleges », d’autres sont coconstruits par les animateurs et les participants. Ces modules sont conçus pour favoriser la psycho-éducation et le rétablissement des personnes concernées. Ils sont fondés sur les principes de l’auto-support et de la pair-aidance.  

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Aujourd’hui, la psychiatrie se centre essentiellement sur les périodes de crise et ne tire pas assez partie de celles où les personnes se sentent mieux. C’est pourtant là qu’il y a le plus à faire pour donner confiance aux intéressés et lutter contre l’auto-stigmatisation qui les invalide énormément au quotidien. Outre les médicaments et les soins, les usagers peuvent activer d’autres leviers pour s’en sortir. Ce, en piochant dans leurs propres ressources. A condition qu’ils en aient conscience. Le CoFor donne l’opportunité aux participants, que nous appelons étudiants, de développer leurs propres stratégies. Les cours sont majoritairement animés par des pairs-­aidants, nommés « facilitateurs », qui interviennent régulièrement en binôme avec des professionnels (avocats, juristes, assistants sociaux, psychiatres, médecins somaticiens, etc.). 

Ce projet prend sa source sur le terrain, du côté des personnes précaires à qui il était au départ destiné. Pourquoi ? 

Il faut savoir que tous nos projets ont d’abord été testés au sein de l’équipe Marss auprès des personnes en situation de rue présentant des troubles psychiques. Voilà quelques années, nous avons commencé à étoffer notre accompagnement avec d’autres types d’approches, certaines axées sur le bien-être (sophrologie, psychothérapie), d’autres sur l’autodéfense, etc. Nous avons aussi monté un groupe, dont nous nous sommes inspirés pour construire l’un des modules principaux du CoFor : « Le plan de rétablissement », qui ne s’adressait qu’aux personnes précaires. Mais très vite, nous avons compris qu’il serait encore plus pertinent de l’ouvrir à d’autres. De là est né le collège de rétablissement qui, jusqu’à il y a peu, était implanté à l’IRTS [Institut régional du travail social] de Marseille. Un point positif pour nos étudiants qui appréciaient d’être mélangés aux autres sans distinction. Beaucoup depuis ont d’ailleurs décidé de reprendre leurs études ou leur travail à la suite de cette formation, et certains ont même souhaité devenir pair-­aidant à leur tour.  

Quels sont les autres atouts de cette formation ?  

Le plus marquant est une baisse drastique de l’auto-stigmatisation. Au fil des échanges avec leurs pairs, les étudiants – dont près de trois quarts souffrent de troubles bipolaires ou de schizophrénie, et presque deux tiers touchent une allocation aux adultes handicapés ou une pension d’invalidité – reprennent visiblement confiance en eux, réalisant qu’ils ont un savoir et de nombreuses possibilités de reprendre du pouvoir d’agir sur leur vie. En pratique, les participants s’inscrivent à un ou deux modules par trimestre. Si bien qu’au bout d’un an, ils sont formés à l’ensemble du programme et ont acquis des compétences sur leurs droits, appris à mieux vivre avec leurs troubles et connaissent plusieurs exercices psychocorporels. Ils ont aussi pu échanger autour des substances psycho­actives et des addictions, un module ouvert l’année dernière car le sujet était très demandé par les étudiants. A l’issue, leur satisfaction est très forte. Nos listes d’attente sont d’ailleurs hallucinantes. Preuve que le bouche-à-oreille fonctionne très bien…  

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A Marseille, le CoFor s’est imposé dans le paysage de la santé mentale. Nous sommes d’ailleurs dans une phase d’essaimage : un centre de rétablissement a ouvert à Lille en 2023 et un autre à Lyon devrait suivre l’année prochaine. 

Un autre projet porte sur l’expérimentation des directives anticipées en psychiatrie, issue d’une recherche menée entre 2018 et 2021. Quel était l’objectif ? 

Il s’agit d’une recherche dont les résultats ont été publiés en 2022 et dont l’objectif était d’évaluer si les directives anticipées en psychiatrie permettaient de diminuer les hospitalisations sous contrainte. Pour cela, nous avons recruté 400 patients, répartis en deux groupes : seul un des deux groupes a dû remplir un document « directives anticipées psychiatriques » avec l’aide d’un médiateur de santé pair. Inspiré des directives anticipées en fin de vie, ce document permet d’indiquer à l’avance ce que l’on souhaite pour soi-même si une crise venait à se déclencher. C’est une façon de donner son consentement par avance pour le moment où l’on ne sera plus en capacité de décider. Mettre en place des directives anticipées en psychiatrie, c’est aussi une manière pour soi de mobiliser des stratégies de bien-être pour pouvoir prévenir la crise.  

Quels enseignements avez-vous tirés de cette recherche ? 

J’ai d’abord été marquée par ces récits des patients sur leurs hospitalisations sans consentement, qui montrent des abus et de la maltraitance, et qui questionnent sur le respect de la dignité et des droits humains. J’ai aussi été saisie par l’impuissance intériorisée des personnes. Ensuite, j’ai vu que certaines demandes, alors même qu’il s’agit de choix du patient, ne sont pas toujours respectées par les professionnels lorsque survient une crise. Alors que si, à ce moment-là, le psychiatre sait que la personne a rédigé ce document en pleine possession de ses moyens, il en tiendra compte. Cette recherche a aussi prouvé l’apport indéniable du pair-aidant dans cette démarche. Le fait de pouvoir être épaulé, au moment de la rédaction, par un tiers extérieur non jugeant, qui a lui aussi vécu une situation similaire, met la personne concernée en confiance. Elle se sent alors plus libre de sa parole et de ses choix. Depuis la parution des résultats, je reçois de plus en plus de demandes de professionnels et d’hôpitaux français désireux de déployer cette démarche. L’intérêt des usagers et de leurs familles est également très vif. Tout cela s’inscrit dans un mouvement plus général de revendication de l’empowerment de l’individu.  

L’un des ressorts communs à ces dispositifs est la pair-aidance. Cette approche est-elle suffisamment développée ? 

A Marseille, elle commence à occuper une place vraiment importante. Nous avons recensé 77 pairs-aidants qui se déploient à travers de nombreux canaux. Mon équipe de recherche planche d’ailleurs actuellement sur deux autres approches, dont une, le « modèle Weddinger », fait intervenir des pairs-aidants dans les services hospitaliers. L’idée est d’offrir un panel de modèles pour que chaque hôpital puisse s’approprier au moins une manière de recueillir l’avis des personnes avec des troubles psychiques sur leur futur traitement. Force est toutefois de constater que c’est loin d’être le cas partout. La pratique en psychiatrie aujourd’hui reste centrée sur les troubles. Elle est majoritairement biomédicale, plus ou moins psychologique en fonction des secteurs et, finalement, bien peu sociale. Sur le terrain pourtant, on voit bien que de nombreux besoins ne sont pas encore suffisamment dits, ni pris en compte, tels que l’accès aux droits, au logement, à l’éducation, à l’emploi…  

Ce qui est aussi le cas de vos recherches. Vous venez d’ailleurs d’être récompensée pour vos travaux dédiés au dispositif « Un chez-soi d’abord »… 

Effectivement, une partie de mes travaux, consacrés à la précarité des femmes à la rue, a servi à éclairer la réflexion de la délégation aux droits des femmes. Une partie repose sur « Un chez-soi d’abord ». Si cette recherche-action remonte maintenant à une dizaine d’années, elle demeure une référence sur le sujet de l’hébergement car il y en a eu très peu depuis. Actuellement, nous sommes en train d’étudier un programme d’alternative à l’incarcération, l’AILSI (Alternative à l’incarcération par le logement et le suivi intensif), qui propose un accompagnement soutenu et un logement aux personnes sans domicile qui ont des troubles psychiatriques et qui passent en comparution immédiate. D’autres projets mériteraient d’être testés pour un éventuel déploiement, tels que des centres d’hébergement qui intégreraient la distribution d’alcool aux personnes ayant des troubles de l’usage de l’alcool (Managed Alcohol Programs), ou encore le modèle CTI (Critical Time Intervention) qui a déjà fait preuve de son efficacité aux Etats-Unis notamment. Il faut diversifier les solutions et en expérimenter d’autres en finançant des recherches pour valider ou infirmer leurs effets sur les publics. 

Qu’est-ce qui vous anime dans ces recherches ? 

J’ai l’impression qu’on peut rendre le système plus juste et plus vivable pour les gens. Je ne supporte pas que les droits des personnes psychiatrisées soient bafoués. Cela me révolte et me donne encore plus de détermination pour pratiquer une psychiatrie différente. Ces gens méritent notre considération. J’apprends tellement avec eux. Au-delà des recherches, je voudrais avoir plus de temps pour rencontrer les personnes concernées, et en particulier les personnes sans abri que je côtoie grâce à mon implication dans l’équipe mobile.

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