Savoir conquérir sa place en sortant de l’Esat

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[SUR QUOI TRAVAILLEZ-VOUS?] Conseillères techniques au Creai de Bourgogne-Franche-Comté, Lucile Agénor et Pauline Payrastre ont cherché à comprendre auprès d’anciens travailleurs en Esat, aujourd’hui sortis du milieu protégé, ce que ce changement avait eu comme répercussions en termes de sociabilité.

Conseillères techniques au Creai de Bourgogne-Franche-Comté, Lucile Agénor et Pauline Payrastre ont cherché à comprendre auprès d’anciens travailleurs en Esat, aujourd’hui sortis du milieu protégé, ce que ce changement avait eu comme répercussions en termes de sociabilité.

A travers des entretiens avec une dizaine de personnes en situation de handicap, passées d’un monde institutionnel au droit commun, Lucile Agénor et Pauline Payrastre (du Centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité de BFC) ont analysé les mécanismes entravant ou favorisant leur épanouissement hors les murs.

Quels sont les questionnements à l’origine de votre étude ?

Lucile Agénor : Nous nous sommes demandées quelles étaient les conséquences du passage d’un monde à l’autre, c’est-à-dire du milieu protégé à celui du droit commun. Quelles sont les représentations véhiculées dans chacun de ces univers ? Nous voulions également savoir si la question des liens sociaux était travaillée dans les établissements et si elle était comprise par les personnes en situation de handicap. Cette dimension relationnelle est-elle un frein à l’envie de changer de cadre ? Existe-t-il un risque d’isolement ou de rupture dans l’accompagnement ?

Pauline Payrastre : Si la question de l’inclusion a beaucoup été discutée en termes de pratiques professionnelles, la sociabilité a peu été explorée du côté des personnes accompagnées. En travaillant auparavant sur la problématique du logement avec des personnes ayant des troubles psychiques, je m’étais interrogée sur les paramètres qui leur permettaient de se maintenir ou pas chez eux : les relations sociales, l’inscription dans un environnement étaient des dimensions importantes.

Comment décririez-vous la place de ces personnes, hier en Esat et aujourd’hui en milieu ordinaire ?

L. A. : Les gens que nous avons rencontrés ne sont pas en situation d’isolement. En revanche, les liens dont ils disposent ont toujours été choisis par défaut. En raison de mauvaises expériences antérieures, ils ont restreint leur cercle pour n’entretenir que des relations de confiance très fortes. Pratiquement toutes les personnes que nous avons interrogées ont subi des actes de malveillance, de squattage ou d’agression à leur domicile. C’est compliqué, parce que l’institution leur explique tout le temps que le monde ordinaire est dangereux et qu’il faut s’en méfier. Un discours qui engendre des peurs dont certaines se réalisent. Comment accompagner pour leur éviter de se faire arnaquer, abuser ? La vulnérabilité est vraiment prégnante.

P. P : Cette question de la place est centrale. Ce n’est pas parce qu’une personne décide de partir de l’Esat ou du foyer, qu’automatiquement elle aura sa place dans le droit commun. Il faut la conquérir. Ce chemin est peut-être sous-estimé.

Les professionnels les aident-ils à préparer ce changement de vie ?

L. A. : La plupart sont accompagnés par paliers, notamment lors d’un départ du foyer d’hébergement, en intégrant un logement semi-autonome, puis autonome. Mais cet accompagnement ne porte pas sur les liens sociaux, il s’agit plutôt d’expliquer comment faire tourner une machine à laver, comment cuisiner le soir ou comment ranger correctement ses papiers. Ce lien social manque cruellement. Dans le droit commun, on ne va pas évaluer un jeune de 18 ans, lorsqu’il part faire ses études, s’il sait faire sa lessive avant qu’il ne prenne un appartement ! Il faut se demander ce qui est vraiment important pour vivre en autonomie.

P. P : Il y a un besoin de réassurance mutuelle. A la fois pour les professionnels et pour les travailleurs en Esat, ces étapes successives sont importantes pour évaluer les compétences et les savoir-faire, qu’il s’agisse de prendre un appartement ou d’occuper un emploi ordinaire. Mais dans très peu de cas, il existe un vrai travail sur le futur environnement, pour aider à se situer dans le quartier, détecter les aides à solliciter ou les potentielles associations à contacter. Il faut davantage approfondir la mise en lien avec tout un écosystème qui permet de vivre sans accompagnement ou avec un étayage moins serré. Ce n’est pas parce qu’on travaille dans une entreprise en milieu ordinaire que l’on appartient à ce groupe. Cela nécessite d’en comprendre les codes.

L’étude montre que si des relations existent – au travail, dans les loisirs –, elles ne débouchent jamais sur des liens plus durables…

L. A. : Le cas de Maël(1) est à ce titre emblématique. Pompier volontaire depuis de nombreuses années, il fait de la rénovation de patrimoine, participe au Téléthon… Même s’il n’est absolument pas isolé, aucun de ces liens ne se sont transformés en amitié. Comment intègre-t-on un groupe ? Comment transforme-t-on l’essai ? Comment transposer des relations en quelque chose de plus profond ?

Dans certains cas, ce passage au milieu ordinaire n’a pas fonctionné. Pourquoi ?

P. P : En raison du manque de préparation en amont et plus largement de la question du projet, du parcours professionnel à l’Esat. La plupart des travailleurs protégés n’ont jamais eu le choix de leur atelier ou de leur stage, et n’ont pas été entendus par rapport à ce qu’ils souhaitaient faire. Il y a aussi le problème de la temporalité : l’attente entre les différentes étapes de leur parcours est souvent très longue, au point qu’ils sont parfois partis avant que les choses n’aient pu être mises en place. Ces éléments expliquent en partie le retour en milieu protégé.

Et pour ceux qui ont réussi ce changement de vie, quel est le ressenti ?

L. A. : Dans l’un des chapitres de notre étude, intitulé « La liberté retrouvée », les personnes expriment le fait qu’elles se sont dégagées d’un certain nombre de contraintes. Elles disent clairement qu’à l’Esat, dans le collectif, elles étaient entravées. Au foyer, il y a des horaires à respecter, il faut composer en permanence. Désormais, les uns et les autres se réjouissent de pouvoir inviter qui bon leur semble, manger ce qu’ils veulent, quand ils le veulent. Mais même s’ils se félicitent de cette autonomie, nombreux sont ceux à nous avoir confié combien la première semaine avait été difficile. L’une de nos préconisations porte sur la nécessaire individualisation dans les établissements. Avoir, le plus possible, des petites attentions pour que chacun puisse conserver sa singularité. Nous savons bien qu’on ne peut pas complètement effacer le collectif dans un foyer de vie ou d’hébergement, mais les personnes ont besoin de se dire : « J’ai les clés de chez moi, j’ai une boîte aux lettres à mon nom, je me suis retrouvé en termes d’identité, parce que j’existe par moi-même. »

Les « anciens » de l’Esat conservent-ils des liens avec ceux qui sont restés en milieu protégé ?

P. P : C’est très variable. Certains n’ont presque plus de relations avec leurs collègues et ne font qu’éventuellement se croiser. D’autres ont voulu garder le cercle relationnel qu’ils avaient développé dans l’établissement spécialisé. Mais ce n’est pas évident, parce qu’il y a parfois de la jalousie envers ceux qui sont partis. Les personnes qui ont choisi de quitter l’Esat sont dans un entre-deux. Entre le monde du secteur spécialisé, auquel ils n’appartiennent plus, et le monde ordinaire auquel ils n’appartiennent pas vraiment non plus. Ils peuvent y être victimes de moqueries et de harcèlement.

Justement, le droit commun est-il prêt à les accueillir et à jouer le jeu de l’inclusion ?

P. P : Un énorme travail de sensibilisation, d’explicitation doit être engagé.Une autre de nos préconisations est liée au dispositif « Duo day » où des personnes en situation de handicap vont dans des entreprises du droit commun pour découvrir des métiers. Nous pensons qu’il est indispensable que des professionnels du milieu ordinaire viennent aussi découvrir les Esat pour avoir une meilleure connaissance, une meilleure appréhension du handicap et de la compensation.

L. A. : Le manque d’inclusion est assez flagrant. Il y a une véritable discrimination au sein du monde professionnel, de grandes difficultés à y entrer. Les envois de CV par centaines, les horaires qui ne sont pas adaptés, le manque d’écoute. Autant d’éléments qui expliquent également les retours en arrière. Cette fatigabilité trop importante vient empiéter sur la vie personnelle. Certains font le choix de revenir à l’Esat pour retrouver un peu de confort de vie. Nous insistons sur l’importance du référent handicap, un tiers qui fait le lien avec l’employeur et qui garantit le maintien dans l’emploi sur la durée. Il faut que la personne concernée se sente soutenue.

Quelles sont vos principales préconisations à destination des professionnels, qu’ils soient en amont ou en aval du passage au milieu ordinaire ?

P. P : Il s’agit de mettre en avant l’éventail des possibles. S’appuyer sur les expériences des personnes concernées pour développer l’accompagnement et les compétences, mais aussi favoriser l’inclusion et le pourvoir d’agir. L’outil de la pair-aidance est précieux pour mettre en réseau et tisser des liens.

L. A. : Je pense également qu’il ne faut pas brouiller les frontières identitaires en disant : « Tu n’existes que dans le collectif ». Il est important de favoriser la singularité, sinon les personnes en situation de handicap risquent de n’exister qu’à partir d’un mode de vie communautaire. Il convient de les aider à se demander qui elles sont réellement et quelles sont leurs envies.

Notes

(1) Le prénom a été modifié.