Vous êtes ici
Handicap: « Les Esat ruraux, véritables acteurs des territoires »
Crédit photo DR
[Têtes chercheuses] Mauricette Fournier, maître de conférences en géographie et enseignante-chercheuse, et Meddy Escuriet, docteur en géographie et chercheur associé, ont piloté, depuis l’UMR Territoires de Clermont-Ferrand, une recherche-action qui interroge la capacité d’inclusion de la campagne et analyse le rôle économique des Esat ancrés loin des villes.
Réalisée en partenariat avec Ladapt, association pour l’insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées, l’étude dirigée par Mauricette Fournier et Meddy Escuriet s’appuie sur des entretiens menés auprès de quatre établissements et services d’accompagnement par le travail (Esat) situés dans la région Auvergne-Rhône-Alpes.
En quoi la géographie peut-elle éclairer les interactions entre handicap et travail ?
Meddy Escuriet : En tant que géographes, nous nous intéressons au phénomène d’exclusion spatiale des personnes en situation de handicap, notamment en lien avec les questions de mobilité réduite ou de déficiences sensorielles. Nous cherchons à comprendre ce qui se passe en termes de lieux fréquentés ou non et de barrières empêchant la circulation. Cet appel à projets nous a permis de nous pencher plus spécifiquement sur les Esaten milieu rural. Et ce, pour comprendre comment ces structures sont ancrées dans leur territoire (logiques de filières, liens entre les établissements, leurs fournisseurs et leurs clients), comment les personnes en situation de handicap peuvent y mobiliser des opportunités de travail, entre autres dans le milieu agricole, et comment elles vivent au quotidien cette ruralité. Sachant qu’elles ne sont pas toutes originaires de la campagne.
Quels étaient les principaux axes de cette recherche ?
M. E. : Nous nous sommes attachés à la fois aux notions de « travail » et de « bien-être ». L’occasion de se demander si l’Esat était une fin en soi ou s’il pouvait mener à une inclusion en milieu ordinaire. Les compétences développées à travers les travaux agricoles menés dans les Esat ruraux peuvent-elles ensuite être valorisées à l’extérieur ? Nous voulions également interroger le fait même, pour des travailleurs protégés, d’habiter en milieu rural. Quels liens peuvent-ils entretenir avec les associations locales, et plus largement avec la société rurale ? Dans quelle mesure y sont-ils inclus ? Cet environnement est-il synonyme de bien-être ?
Le territoire rural favorise-t-il l’inclusion ?
M. E. : Les deux axes d’étude ont mené à la même conclusion : les Esat ruraux sont de véritables acteurs de leur territoire. Intégrés dans un fort réseau local, ils sont pourvoyeurs d’emplois et s’inscrivent dans une véritable logique commerciale en vendant, par exemple, leur production en circuit court. Une proximité qui les rend utiles. L’étiquette « personne en situation de handicap » est un peu gommée, au profit de celle de « travailleur de l’Esat », celui qui nous fournit le repas du dimanche… Et puis la plupart des Esat ruraux n’ont pas de foyers d’hébergement, donc les travailleurs handicapés vivent pour beaucoup en autonomie dans les villages alentour.
Mauricette Fournier : Indépendamment du handicap, des proximités existent entre les différents acteurs d’un milieu rural. Il y a moins de monde, les gens se connaissent davantage. L’anonymat est très estompé. Mais que l’on vive en ville ou à la campagne, quand on est dans un Esat, on y reste. C’est pour cela qu’il n’y a pas de turn-over, que les gens vieillissent là et que les listes d’attente sont très longues. Très souvent, les personnes en situation de handicap ayant travaillé dans le milieu ordinaire ne veulent pas y rester. L’Esat est un choix.
M. E. : Si l’Esat n’est pas un milieu tremplin, au sens où il serait l’antichambre d’un emploi classique, les passerelles avec le milieu ordinaire existent. Par exemple, la technicité des travaux agricoles permet aux travailleurs protégés de bénéficier de contrats de mise à disposition chez les agriculteurs du coin. Il y a des liens avec la société et le monde professionnel ordinaire.
Quel est le poids économique de l’Esat rural ?
M. F. : Il est majoritairement perçu comme une entreprise, parce que la population voit ses réalisations concrètes. L’Esat Le Habert, par exemple, situé à Entremont (Savoie), possède un élevage de vaches et de cochons ainsi qu’une laiterie où les travailleurs fabriquent le fromage qu’ils vendent eux-mêmes. Il est donc considéré d’emblée comme un acteur économique. Implanté dans un tout petit village de montagne, l’établissement tient par ailleurs le dernier café encore ouvert de la commune. C’est la mairie qui lui en a confié la gestion. A des dizaines de kilomètres carrés à la ronde, si on veut aller manger un morceau, on se rend chez les travailleurs de l’Esat.
Dans la Loire, c’est un peu pareil, avec des volailles, du maraîchage et un point de vente directe. Les habitants voient les personnes en situation de travail et ne se posent plus la question du handicap. La vie est vraiment intriquée. C’est la spécificité des Esat ruraux, en milieux isolés, qui ont une production, une activité économique visible et sont donc reconnus par les populations environnantes.
L’agriculture exerce-t-elle un rôle thérapeutique ?
M. E. : Oui, d’autant qu’il y a une nette évolution des profils du public accompagné : les Esat accueillent davantage de personnes qui relèvent de structures psychiatriques ou qui ont des problématiques d’addictions. A la campagne, on est coupé des tentations. Voir le fruit de son travail, être confronté aux animaux, retrouver une saisonnalité avec les travaux agricoles, tous ces éléments contribuent à se sentir bien. Parmi les préconisations que nous mentionnons à la fin de la recherche, il y a le besoin de formation des professionnels encadrants pour faire face à ces nouveaux troubles. Certains nous ont avoué se sentir parfois démunis lorsqu’il s’agit d’accompagner des adultes handicapés avec des problématiques psychiques.
Les professionnels ont-ils eux aussi fait le choix de la campagne ?
M. F. : Un certain nombre d’entre eux sont des moniteurs d’atelier ou des professionnels agricoles avant d’être des travailleurs sociaux. C’est souvent le cas dans les Esat où il y a une activité de production. Les uns ont eu, un peu par hasard, l’opportunité de travailler dans un Esat proche de chez eux. Les autres avaient au préalable le désir d’aller travailler à la campagne. Pour les créateurs des structures, c’est différent : dans l’Ain, par exemple, l’établissement est né d’une réelle volonté de faire de l’agriculture sociale et thérapeutique.
Quelles sont les principales préconisations de votre recherche ?
M. E. : Il faut favoriser les leviers pour que le modèle « Esat » continue à incarner l’inclusion. Pour consolider les ponts entre ce type de structures et le milieu professionnel classique, il faut renforcer les liens avec les partenaires sociaux et médico-sociaux œuvrant dans le champ de l’insertion professionnelle. Le fonctionnement quotidien des Esat n’est pas forcément bien connu à l’extérieur, les établissements ruraux sont un peu isolés. Dans le même temps, il faut aussi donner des outils aux travailleurs protégés pour qu’ils soient capables de définir leur propre projet professionnel.
M. F. : Même si nous avons rencontré une majorité de gens qui se sentent bien dans leur Esat et n’ont pas envie d’en sortir, la société en général et les institutions en particulier doivent mieux connaître le secteur de l’emploi protégé. Les ARS (agences régionales de santé), pour ne citer qu’elles, ne se rendent absolument pas compte des différentes dimensions d’un Esat en milieu rural. Certains doivent le considérer comme une espèce de centre aéré, alors qu’en fait c’est un acteur économique à part entière, avec des fournisseurs, des clients et des salariés. Si j’avais une préconisation tout à fait personnelle à faire, ce serait de favoriser le développement des Esat bénéficiant de productions propres plutôt qu’un travail de prestataire ou parcellisé, ce qui est tout à fait possible dans les domaines de l’agriculture et de l’artisanat. L’Esat est alors reconnu comme un égal par les acteurs locaux, les travailleurs protégés sont identifiés par la population et l’établissement jouit d’une certaine autonomie financière. Arrêtons de ne regarder les Esat que comme de la gestion sociale.
Quels sont les supports d’application de votre recherche ?
M. F. : Nous avons conçu une exposition de peinture réalisée par un artiste pochoiriste, dont les onze tableaux s’appuient sur la vie quotidienne des travailleurs en Esat. Les thèmes représentés ont été choisis sur la base des entretiens menés lors de l’enquête. Le premier plan de chaque œuvre est consacré à une personne en particulier et à ce qu’elle fait – planter des laitues ou s’occuper du troupeau – alors que l’arrière-plan illustre ses projets d’avenir ou ses loisirs comme jouer au foot ou faire partie d’un groupe folk. A partir de cette exposition, nous avons conçu trois jeux collaboratifs destinés aux travailleurs sociaux pour aider à l’expression des travailleurs protégés.
Méthodologie
Pour comprendre les impacts de la ruralité sur les perspectives professionnelles, l’inclusion et le bien-être des travailleurs handicapés, l’étude a mené 35 entretiens avec les travailleurs handicapés, 16 avec le personnel des Esat et 24 avec les acteurs du territoire (habitants, élus, clients des Esat). Les thèmes abordés : le travail quotidien, le parcours et les récits de vie des travailleurs handicapés, les ressentis éprouvés en milieu rural, l’histoire et l’ancrage territorial des structures. La recherche-action a par ailleurs organisé des ateliers participatifs au sein des quatre établissements partenaires (réalisation de cartographies collectives).
>>> Sur le même sujet: Esat : ce qui change pour les travailleurs handicapés (1/2) et Esat : ce qui change pour les travailleurs handicapés (2/2)