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Ehpad : « Faire une première toilette, c'est comme entrer sur un champ de bataille »
Crédit photo Satjawat - stock.adobe.com
Sexualité, désir, peur, odeurs, dégout, honte, crainte… Dans « La pudeur des soignants », co-dirigé par Catherine Deliot et Christine Matherat, 25 élèves aides-soignants prennent la plume pour raconter leur première toilette. Un acte du quotidien capital qui nécessite une formation particulière et une approche singulière.
ASH : Pourquoi aborder la question de la toilette du point de vue des soignants ?
Catherine Deliot : En formation, la toilette est toujours enseignée sous le prisme du patient et ne prend jamais en compte la sensibilité des soignants. Pourtant, il ne s'agit pas uniquement de laver un corps, de pratiquer des gestes techniques. Il convient aussi d'appréhender sa propre pudeur, qui diffère en fonction de l’âge, de l’expérience, de la culture, etc.
Christine Matherat : J’enseigne depuis dix ans et l’expérience montre qu’il s’agit d’un vrai manque dans les cursus. Ne pas aborder la toilette sous cet angle peut mettre à mal les soins d’hygiène. L'Ehpad et l'hôpital sont parfois des lieux de stage « violents ». Voir le corps nu d’une personne âgée, parfois sale, avec des odeurs, des escarres… ce n'est pas facile. Certaines [ce sont en très grande majorité des femmes, ndlr] doivent transgresser des interdits profonds. En région parisienne par exemple, beaucoup de soignantes viennent du Maghreb ou d'Afrique subsaharienne. Dans leur culture, elles n’approchent, et encore moins ne touchent, d’autres corps masculins que celui de leur mari. Elles doivent donc se dépasser. D'autant plus qu’elles sont souvent seules dans ces moments-là en raison de la pénurie de professionnels. Il y a donc un risque de « craquage » et de maltraitance.
A quoi peut servir l’écriture dans ces cas-là ?
C. M. : Il est parfois plus simple de prendre la plume que la parole. Nous avons donc demandé à quelques étudiantes de s’exprimer sur ce thème avant et après leur premier stage, et donc de leur première toilette. Elles racontent leurs doutes, leurs ressentis... Elles se libèrent et arrivent ainsi à définir leurs limites et à les dépasser. L’écriture les professionnalise d’une certaine manière. Comme une sorte de récit initiatique, un moment qu'elles n'oublieront jamais.
C. D. : Certaines jeunes stagiaires n'ont jamais vu un corps nu de leur vie. Cela peut générer des appréhensions, des doutes et parfois même des traumatismes. Faire une première toilette, c'est comme entrer sur un champ de bataille. Pourtant, jamais personne ne le dit.
L'intérêt de ce travail est aussi de permettre aux anciennes de revenir sur leur première fois, d’aborder ce sujet de manière détournée. C'est l'occasion de rire, d’évoquer certaines pratiques mais aussi de raconter leurs difficultés. Quelques-unes ont été angoissées, d'autres ont même vomi. Chacune réagit à sa manière. Ce qui rassure les plus jeunes. Elles constatent qu’elles ne sont pas seules.
La lecture des témoignages montre qu’il existe de grandes différences entre la théorie et la pratique. Comment enseigne-t-on la toilette ?
C. M. : A mon époque, à l’hôpital, nous avions des laboratoires de simulation avec des mannequins. Parfois nous faisions même venir des acteurs pour mettre en pratique ces toilettes. Mais cela ne se fait plus.
Si on n'aborde pas de la même manière la toilette d'un résident dément et d’une personne autonome, il existe malgré tout des connaissances communes et des limites à ne pas dépasser. Il convient avant tout de respecter la sécurité et l’hygiène du résident. Par exemple, on ne rince pas le visage après avoir lavé les parties intimes. Mais il n’y a pas de fiches techniques, de déroulé précis. Rien ne remplace la « vraie vie ». Il y a ce que l'on apprend dans les instituts de formation et la réalité du terrain. Or celle-ci est riche et variée. In fine, la toilette doit être réalisée comme le résident l’entend, selon ses besoins.
C. D. : Il est primordial pour le soignant de pouvoir développer sa propre subjectivité. Il doit être un acteur du soin et non une machine à faire des soins. Il ne doit pas tomber dans une sorte de routine où il ne se rend plus compte de ce qu'il fait. Au risque de ne plus avoir un corps mais un objet en face de lui.
Chaque soignant est donc unique de par sa subjectivité, son histoire et sa rencontre avec le résident. C'est ce que nous voulons enseigner. Si le soin n'est plus un acte mais une simple tâche, cela pose problème. La toilette est donc aussi un temps d'échange, de partage.
Comment réagir en cas de refus de toilette ?
C. M. : On ne doit jamais forcer un résident à faire sa toilette. Il faut respecter son choix. C'est le maître-mot. Mais il faut s'adapter aux différentes situations. Une personne qui a toutes ses facultés et qui refuse ne va pas mourir si elle n’est pas lavée pendant 24 heures. Mais une personne démente et souillée ne peut pas rester des heures dans cet état. Dans ces cas complexes, la décision doit être prise en équipe.
C. D. : L'usage, l'expérience sont d’importance. C'est à cela que servent les témoignages des plus anciennes. Elles transmettent des techniques de ruse. Face à un refus de toilette, les soignantes ont toutes une astuce, un subterfuge, pour arriver à leurs fins. C'est ce qu'on appelle « avoir du métier ».
Existe-t-il des pratiques innovantes ? Est-il possible de « réenchanter » la toilette ?
C. M. : La première chose serait de favoriser l'autonomie des résidents. Chacun doit pouvoir continuer à réaliser ce qu’il est en capacité de faire. Même si cela ne consiste qu'à se passer le gant sur la tête. Il ne faut pas déposséder le résident de ce soin.
C. D. : La toilette est une opportunité. C'est le seul moment où le professionnel est seul avec le résident. La réenchanter c'est permettre aux soignants d’avoir le temps, de pouvoir faire une pause entre deux toilettes compliquées, d’en différer certaines dans la journée, de ne pas les réaliser dans le stress ou la précipitation.
Enfin, la toilette ne doit plus être considérée comme une simple douche. C’est un véritable soin. En plus du shampoing et du savon, les professionnels devraient pouvoir passer de la crème sur les jambes, apporter des soins d'hydratation ou d’esthétique, maquiller celles qui le veulent...
A propos des auteures :
Après avoir animé des groupes de réflexion éthique au sein de services hospitaliers et d’établissements médico-sociaux, Catherine Deliot se consacre principalement à l’enseignement de l’éthique auprès des futurs professionnels de santé.
Christine Matherat est infirmière-puéricultrice de formation initiale et cadre de santé. Elle a été responsable de l’Institut de formation d'aides-soignants du groupement hospitalier de territoire Yvelines Nord.