Vous êtes ici
Ecole inclusive: "C’est désormais la souplesse et l’individualisation qui priment" (Hugo Dupont) (4/4)

Autonomie
Hugo Dupont est également enseignant à l'Institut national supérieur du professorat et de l'éducation (Inspé) de l'académie de Poitiers.
Crédit photo DR
[ENQUETE] L’accompagnement des enfants en situation de handicap est de plus en plus individualisé et hybride, entre établissements spécialisés et milieu ordinaire. Le sociologue Hugo Dupont s’est penché sur les impacts de cette transformation pour le secteur médico-social.
Hugo Dupont est maître de conférences en sociologie à l'Université de Poitiers, notamment spécialisé sur les questions d'éducation, d'école, de santé mentale et de handicap.
La circulaire du 2 mai 2017 planifie la fermeture progressive des établissements spécialisés du secteur médico-éducatif pour les enfants handicapés. Quelle place la logique comptable occupe-t-elle dans cette décision ?
Hugo Dupont: D’un point de vue comptable, une place d’internat en établissement spécialisé équivaut à environ trois places de Sessad [service de soins pouvant intervenir à domicile pour les enfants et adolescents jusqu’à leurs 20 ans, ndlr]. Dans le département où j’ai fait mon enquête, j’ai constaté que le nombre de places en internat avait été réduit, induisant des accompagnements certes moins complets, mais en plus grand nombre. Les décisionnaires se dirigent vers un modèle où l’accompagnement est hybride, entre structures spécialisées et institutions ordinaires comme l’école ou la famille.
>>> A lire aussi : Handicap : des milliers d’enfants sans solution pour la rentrée 2025
Cette transformation de l’offre médico-sociale se fait à budget constant : si l’on augmente l’un, il faut bien diminuer l’autre… D’autant que le nombre d’enfants handicapés ne cesse d’augmenter. Notons quand même que, huit ans après cette circulaire, les établissements spécialisés continuent bel et bien d’exister. Nous sommes loin d’avoir acté le fait de s’en passer.
Cette volonté de proposer davantage d’accompagnements hybrides répond-elle aussi à un changement dans l’approche du handicap ?
Oui. On prend maintenant davantage en compte la définition socio-environnementale du handicap, qui considère que ce n’est pas l’enfant qui doit s’adapter mais que c’est à l’environnement et à l’institution de s’adapter à lui. Il y a d’ailleurs une coïncidence temporelle à relever : c’est aussi au cours de l’année 2017 que la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les droits des personnes handicapées, Catalina Devandas-Aguilar, est venue en France et a très fortement critiqué notre modèle d’établissements spécialisés. Elle a rappelé que notre pays s’était engagé à permettre la scolarisation des enfants handicapés et à besoins éducatifs particuliers en milieu ordinaire.
Quel impact cette évolution de la perception du handicap a-t-elle pour le secteur médico-social lui-même ?
Selon moi, nous assistons à une métamorphose de la prise en charge du handicap. Dans les années 1960, les institutions spécialisées poussaient comme des champignons et étaient considérées comme des avancées majeures pour les personnes handicapées. La norme était la prise en charge cinq jours par semaine en internat, et c’est autour de cette base qu’on pouvait imaginer d’aller toquer à la porte de l’école d’à côté pour accueillir ponctuellement tel ou tel enfant. Aujourd’hui, ces mêmes institutions sont décriées, parce qu’on leur reproche de ségréguer les personnes handicapées.
>>> Sur le même sujet : Loi "handicap" : 20 ans après, une "promesse non tenue"
À la place, on promeut des dispositifs, parce que c’est désormais la souplesse et l’individualisation qui priment. Concrètement, cela se traduit par une multiplicité des possibilités d’accompagnement. Et on garde l’option d’un accompagnement complet en établissement spécialisé seulement si rien ne fonctionne.
Cette métamorphose s’accompagne-t-elle d’une logique de rationalisation pour limiter le nombre d’acteurs ?
Le secteur spécialisé s’est construit à l’initiative d’associations nationales, régionales, départementales, de grandes et petites tailles. Dans un même département, on peut avoir jusqu’à six associations qui gèrent des établissements spécialisés. Lors de mon enquête, j’ai pu constater une volonté de diminuer le nombre d’acteurs pour aller vers une gestion plus standardisée et plus compréhensible du secteur, ce qui permet aussi de faciliter le travail de tutelle de l’agence régionale de santé. Cette situation peut générer ou raviver une rivalité entre associations, les plus grandes revendiquant par exemple la possibilité de gérer tout le Sessad d’un département grâce à leur ingénierie en ressources humaines.
Le nombre d’enfants bénéficiant d’une notification de la MDPH ne cesse de croître. Comment l’expliquez-vous ?
Les enfants dys, par exemple, sont toujours allés à l’école. Avant, c’était perçu comme une difficulté scolaire. Aujourd’hui, c’est considéré comme un handicap que l’on propose de compenser via une AESH, le recours à un tiers-temps ou à des outils numériques. On peut dire que nous avons « handicapisé » les difficultés scolaires. C’est une autre approche du problème d’apprentissage, qui ne signifie pas que l’école est devenue plus accueillante pour les enfants qui en souffrent.
>>> A lire également : "Faut-il attendre qu’un enfant se mutile pour qu’on alloue ce crédit à un accompagnateur dans les transports ?"
En France, on privilégie la compensation du handicap, et donc la mise en place de solutions individuelles, plutôt que l’accessibilité exigeant un changement radical de l’institution. On attend qu’un enfant éprouve des difficultés à rentrer dans les apprentissages pour qualifier ses difficultés de handicap, en prenant comme référence des catégories médicales qui ne cessent de s’élargir, comme la dyslexie, le trouble déficit de l’attention ou celui du spectre de l’autisme. Ce qui explique qu’il y a de plus en plus d’enfants handicapés.
En profitant du temps professionnel économisé par la réduction du nombre de places d’internat, de nouvelles possibilités d’accompagnement médico-social sont proposées au profit de l’institution scolaire. Quel regard posez-vous sur cette évolution ?
L’innovation centrale du moment est la rencontre de l’ordinaire et du spécialisé. Prenons par exemple les unités d’enseignement externalisées (UEE). Le principe est simple : plutôt que de faire classe dans l’établissement spécialisé, on délocalise l’enseignant et les élèves au sein d’un établissement ordinaire. Le principe ressemble aux classes Ulis [unités localisées pour l’inclusion scolaire, qui permettent la mise en place d’un projet personnalisé de scolarisation à travers une organisation pédagogique adaptée aux besoins, ndlr].
>>> A lire aussi : Igas : l’acte II de l’école inclusive passé au crible
Mais l’aspect novateur avec les UEE est qu’on les pousse à travailler en complémentarité. Le même principe innovant apparaît avec les équipes mobiles d’appui à la scolarisation (Emas). C’est très récent, les choses balbutient encore, mais la démarche s’avère aussi très intéressante puisque, ici, l’enseignant peut faire appel à des éducateurs s’il est en difficulté pour faire entrer un enfant dans les apprentissages.
Cette rencontre entre l’Éducation nationale et le médico-social n’a en réalité rien d’évident quand on connaît l’histoire de ces deux corps de métiers, qui se sont construits sur des paradigmes éducatifs très différents et se sont regardés en chiens de faïence pendant des décennies, voire des siècles. Pour le résumer à grands traits, les enseignants sont sur le paradigme philosophique de Thomas Hobbes et adhèrent plutôt au principe selon lequel, à l’état de nature, l’homme est un loup pour l’homme et que ce n’est que par le contrat social, la socialisation et l’éducation que l’on peut vivre ensemble. Tandis que les éducateurs sont plutôt sur un paradigme rousseauiste, selon lequel l’enfant est naturellement bon et que c’est au contraire la société qui le pervertit.
Peut-on désormais parler d’une « école inclusive » ?
Non, l’école n’est pas inclusive actuellement, mais je préciserais : pas encore. Ce qu’il se passe est très intéressant, mais c’est un processus très long. Les enseignants de l’Éducation nationale restent par exemple confrontés à des injonctions contradictoires. On leur demande d’adapter leur pédagogie et d’individualiser leur approche, mais on continue de leur mettre 30 élèves par classe et d’exiger d’eux qu’ils respectent un programme scolaire dans un temps imparti. Je fais l’hypothèse qu’en donnant plus de souplesse à l’institution scolaire, par exemple en réduisant le nombre d’enfants par classe, nous constaterions une baisse du nombre d’enfants handicapés, parce qu’ils rencontreraient moins de difficultés pour entrer dans les apprentissages. Selon moi, rendre l’école plus inclusive ne passe pas forcément par des dispositifs dédiés aux enfants handicapés, mais par des dispositifs qui transforment l’école, et bénéficient par conséquent à tout le monde.
>>> Retrouvez ici l'intégralité de l'enquête :
Ecole inclusive : l’arrivée du médico-social permettra-t-elle une accessibilité universelle ? (1/4)
Ecole inclusive : La Chrysalide, alternative aux carences de la classe ordinaire (2/4)
Ecole inclusive : " On ne vit pas de ce travail, on survit ", estiment les AESH (3/4)

