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Marie-Sophie Desaulle et Daniel Goldberg : "Le rôle des professionnels dans la société inclusive est croissant "

Autonomie
Daniel Goldberg est président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss) et Marie-Sophie Desaule préside la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés solidaires (Fehap).
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[NUMERO 70 ANS] Ces sept dernières décennies, les conceptions de ce que représente l’autonomie pour les personnes vulnérables ont évolué. Bien qu’engagés dans la voie de la désinstitutionnalisation, les établissements et services peinent à concrétiser cette transformation, du fait de politiques publiques inadaptées, selon Marie-Sophie Desaulle, présidente de la Fehap, et Daniel Goldberg, président de l’Uniopss.
A la tête de l’association Vivre et devenir-Villepinte-Saint-Michel, Marie-Sophie Desaulle préside également la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés solidaires (Fehap). Ancien député socialiste, Daniel Goldberg est président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss).
Les établissements et services ont-ils les mêmes enjeux aujourd’hui qu’il y a soixante-dix ans ?
Marie-Sophie Desaulle : Les questions qui se posent aujourd’hui ont peu à voir avec celles du passé. À l’époque, le combat était de faire sortir les personnes vulnérables des hospices et des salles communes en créant des établissements spécialisés pour les enfants, les adultes, les personnes âgées et les personnes en situation de précarité. Il y a cinquante ans, la revue de la Fehap, Perspectives sanitaires et sociales, avait choisi l’alimentation en établissement comme premier thème de Une. C’est dire les préoccupations de l’époque, très centrées sur l’hébergement !
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Depuis quelques années, on prend le chemin inverse, en cherchant à faire sortir les personnes des structures. Elles veulent pouvoir vivre leur vie comme tout le monde : à l’école, au travail et à l’âge de la retraite. Ce sont des conceptions assez nouvelles. Si l’on prend l’exemple du travail protégé, il représentait une avancée incroyable pour la société civile. Aujourd’hui, c’est le travail en milieu ordinaire qui est recherché préférentiellement.
Daniel Goldberg : Aujourd’hui, ce sont les besoins des personnes et leur pouvoir d’agir sur leur propre situation qui priment ; c’est aux structures de s’organiser au mieux en conséquence. Les personnes en situation de vulnérabilité ne sont plus regardées par la société comme « inadaptées » par nature. Ainsi, l’action sociale se pense aujourd’hui à partir du fait que les personnes ont leur mot à dire sur leur propre accompagnement. La loi du 2 janvier 2002 est venue entériner ce changement important, même s’il y a encore des choses à faire pour aller plus loin dans l’individualisation des accompagnements.
Faut-il en finir avec le modèle de l’établissement ? D’un côté, la société est en demande d’inclusion et, de l’autre, diverses enquêtes ont révélé des problèmes de maltraitance dans des établissements spécialisés...
M.-S. D. : La désinstitutionnalisation est un mouvement irréversible, il faut accompagner cette demande de la société. Pour autant, cela ne signifie pas que l’établissement est, en soi, générateur de maltraitances. Il ne se réduit pas à des murs. C’est un cadre qui peut être protecteur pour les personnes fragiles et source de réalisation des projets individualisés.
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D. G. : Si des maltraitances personnelles peuvent exister, elles sont aujourd’hui d’abord le résultat d’un défaut de pilotage par les pouvoirs publics. Dans le champ du grand âge, des besoins sont insatisfaits et risquent de l’être davantage demain. De plus, on a laissé se développer certains acteurs lucratifs dont l’histoire a montré qu’ils étaient maltraitants tant avec les usagers qu’avec les professionnels. Pour autant, le « tout domicile » est une ineptie. Il peut être plus sécurisant pour une personne d’être accueillie dans un établissement, suivant sa situation. Mais l’Ehpad de demain ne sera pas aussi ressemblant à un hôpital qu’aujourd’hui. Ces établissements doivent devenir de vrais domiciles, pas seulement des chambres. Il faut penser le lien entre l’accompagnement à domicile et celui en établissement, suivant le souhait et la situation de la personne. De même, des logements collectifs, accompagnés et insérés dans la société, doivent se développer.
Alors que la population va continuer de vieillir, l’offre sera-t-elle en mesure de répondre aux besoins ?
M.-S. D. : À l’avenir, je ne suis pas sûre qu’il faille autant de création de places en Ehpad que certains l’affirment. Ces établissements se spécialisent déjà de plus en plus sur les personnes souffrant de maladies neurodégénératives. Les durées de séjour y sont d’environ un an et demi, donc on est vraiment sur la fin de vie. Le besoin se situe surtout du côté des résidences autonomie, des habitats partagés. On va aussi avoir besoin d’un maillage de services organisés pour assurer une bonne qualité de vie en termes de transports, d’accès à la santé... Cela suppose une transformation majeure de la société, une organisation au niveau des territoires, et des professionnels qui accompagnent.
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D. G. : Aujourd’hui déjà, les structures d’accompagnement à domicile n’ont pas les moyens humains et financiers de répondre à la demande et s’organisent comme elles peuvent en répartissant au mieux les heures qu’elles sont en mesure de proposer entre les personnes qui font appel à leurs services. Il y a un manque de pilotage national et territorial concerté entre les autorités publiques. Et il n’y a pas de lieu pour discuter de l’offre entre Etat, département, acteurs de terrain et personnes concernées. Il faudrait vraiment partir de cela pour pouvoir prendre des décisions. Si l’on ne fait rien, une partie non négligeable de la population manquera de solutions à ses besoins d’accompagnement. La question concerne aussi les personnes en situation de handicap qui vieillissent. Par ailleurs, 15 à 20 % des mineurs en protection de l’enfance sont en situation de double vulnérabilité, et il va donc falloir que des professionnels du secteur du handicap puissent aussi investir ce secteur.
En matière de handicap, les politiques inclusives sont-elles efficaces ? Faut-il d’ailleurs du tout inclusif ?
M.-S. D. : Le mouvement qui porte la scolarisation en milieu ordinaire, par exemple, consiste à apporter des niveaux d’accompagnement différents au sein de l’école. Il peut s’agir d’une auxiliaire de vie scolaire, d’un accompagnement par le Sessad, ou par une unité d’enseignement avec les instituts médico-éducatifs. On module en fonction des besoins des enfants, mais on pose comme principe la scolarisation en milieu ordinaire. Le problème, c’est que les pouvoirs publics ne se sont pas mis en ordre de marche pour accélérer et donner la possibilité aux acteurs de répondre aux attentes des enfants et des parents.
D. G. : Le fait d’avoir posé le principe de la scolarisation a tout changé dans le champ du handicap. L’établissement devient un lieu de ressources supplémentaire par rapport à l’école. On pense l’autonomie de la personne dans le milieu le plus ordinaire possible, et on tient compte de l’évolution des besoins. Mais il faudrait que les enseignants de l’Education nationale soient mieux formés à accueillir les enfants dans les classes ordinaires et qu’ils intègrent les savoir-faire et les techniques développés dans les établissements spécialisés.
Quid des compétences à développer chez les professionnels ?
M.-S. D. : Les évolutions sur la manière dont on conçoit les relations avec les personnes sont majeures : à l’avenir, il s’agira de faire « avec » plutôt que de faire « pour ». On est en train de rentrer dans une ère où le professionnel aura un rôle croissant à jouer dans la mise en œuvre de la société inclusive, c’est-à-dire la manière dont, par ses compétences, il fait évoluer le milieu dans lequel vit la personne ainsi que ses interactions avec la société.
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D. G. : Le fait d’adopter une approche plus domiciliaire va entraîner des changements pour les professionnels qui ont l’habitude de travailler en établissement. Vous n’agissez pas de la même manière quand vous rentrez dans une chambre très médicalisée ou au domicile.
Quelles politiques publiques pour rendre la société plus inclusive ?
M.-S. D. : Le système de financement est trop complexe, avec, grosso modo, d’un côté, des établissements financés par l’Etat (via les agences régionales de santé) et, de l’autre, les prestations à domicile prises en charge par les départements. Ces modalités varient aussi selon que le public est mineur ou non... On nous demande de transformer l’offre pour permettre aux personnes de vivre en milieu ordinaire, mais la logique des financements nous freine. Nous souffrons globalement d’un excès de normes et d’une absence totale de confiance à l’égard des acteurs.
D. G. : Il faudrait aller vers une simplification des circuits de décisions. Par exemple, actuellement, de futurs services à domicile (SAD) doivent remplacer en les fusionnant les services d’aide et d’accompagnement à domicile (Saad), les services de soins infirmiers à domicile (Ssiad) et les services polyvalents d’aide et de soins à domicile (Spasad). C’est positif pour les personnes, qui n’auront qu’un coup de fil à passer pour obtenir les soins et l’aide, mais cela pose beaucoup de questions pour les structures existantes. Or, à aucun moment, l’Etat et les départements ne se sont dit qu’il serait bon de créer une autorité commune pour plus d’efficacité. Ce chevauchement de responsabilités rend les politiques publiques illisibles.
Quels sont, à vos yeux, les modèles d’avenir inspirants ?
M.-S. D. : Le modèle québécois de la santé communautaire. Il s’agit d’identifier sur un territoire des personnes qui se trouvent en situation de perte d’autonomie. Et ce territoire s’organise pour proposer à l’instant T la réponse adaptée à chaque personne, avec des systèmes d’alerte. On voit apparaître en France les prémices de ce modèle, par le biais des plateformes et des dispositifs intégrés dans le champ du handicap, mais il faudrait que les politiques publiques s’engagent à aller plus loin.

