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Esat : "Le danger, c’est de remettre en cause le modèle sans penser à ceux qu’il protège"

Autonomie
Vice-présidente d’Andicat depuis 2018, Nathalie Gyomlai a été nommée présidente de l’association en mars 2025, succédant à Didier Rambaud. Elle est également directrice opérationnelle du secteur travail à l’Apei de Metz et alentours (Moselle).
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Le jeudi 19 juin 2025, huit fédérations nationales du secteur médico-social ont adressé un courrier commun à la ministre chargée du handicap et de l’autonomie, Charlotte Parmentier-Lecocq. En cause : les retards du versement des aides au poste, ces subventions salariales forfaitaires contribuant à compenser les conséquences du handicap et les actions engagées liées à l'emploi de travailleurs reconnus handicapés, qui depuis plus de sept ans arrivent en différé.
Retards de versements, trésoreries à sec, rémunérations menacées… Des dysfonctionnements aux conséquences désastreuses pour le collectif interassociatif, porté par huit grandes fédérations du secteur médico-social – dont Andicat, APF France handicap, Unapei, Nexem, Gepso et Uniopss. « La dérive budgétaire est devenue structurelle, au détriment des établissements et des travailleurs qu’ils accompagnent », s'alarme Nathalie Gyomlai, à la tête d’Andicat (Association nationale des directeurs et cadres d’Esat) depuis mars 2025.
Dans un contexte d’inflation et de sous-financement chronique, la présidente craint la fragilisation du modèle Esat (établissement et service d'accompagnement par le travail). En mutation, mais confronté à une double peine, il va « devoir se réinventer, tout en absorbant l’instabilité financière imposée par l’État ».
ASH : Pouvez-vous nous rappeler comment fonctionnent les aides au poste dans les Esat ?
Nathalie Gyomlai : Les aides au poste sont un élément central du modèle Esat. Ces sommes versées par l’Etat par le biais de l’Agence de services et de paiement sont censées garantir la rémunération des travailleurs handicapés, et donc le bon fonctionnement des établissements. Les personnes que nous accompagnons, en situation de handicap, n’ont pas le statut de salarié. Elles sont rémunérées à travers deux composantes : une rémunération directe, versée par l’Esat, issue de l’activité économique ; et une aide au poste, versée par l’Etat, à hauteur de 50,7 % du Smic.
Cette aide est fléchée directement vers les travailleurs. Les Esat agissent comme un intermédiaire technique : on reçoit les fonds, on les reverse. Cela permet de garantir une rémunération minimale, à laquelle s’ajoutent d’autres compléments sociaux (AAH, prime d’activité…). Quand l’aide au poste est en retard, nous devons malgré tout verser la rémunération aux travailleurs, comme n’importe quel employeur le ferait pour ses salariés. Sinon, ce serait une atteinte grave à leurs droits fondamentaux.
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Les retards durent depuis 2019. Pourquoi rien ne change selon vous ?
Les aides au poste sont versées en différé depuis sept ans maintenant. En 2025, c’est plus de 70 % des ESAT qui déclarent subir des retards dans le versement des aides au poste, parfois de plusieurs mois. Parce que le gouvernement considère cette problématique comme mineure. Je le dis très clairement. On accompagne 120 000 travailleurs en situation de handicap. Pour nous, c’est essentiel. Mais dans les équilibres budgétaires de l’Etat, c’est une goutte d’eau. Il y a un vrai défaut de reconnaissance. On l’a vu dans la formation du dernier gouvernement : le handicap n’apparaissait même pas au départ…Pourtant, la ministre actuelle, Charlotte Parmentier-Lecocq, est attentive, proche du terrain. Mais elle-même semble confrontée à une forme de surdité dans son propre camp. Oui, on peut dire que le gouvernement est en situation de handicap face aux réalités de terrain.
Et quand les versements ne viennent pas, que peuvent faire les établissements ?
Cela dépend entièrement de leur situation financière. Les grandes structures peuvent, temporairement, compenser avec leur trésorerie. Mais beaucoup d’Esat sont rattachés à des associations de taille modeste, avec des marges de manœuvre très limitées.
Aujourd’hui, 40 % des Esat sont en difficulté financière. Il ne s’agit pas uniquement de mauvaise gestion : le coût de l’énergie, les obligations nouvelles comme la complémentaire santé, l’augmentation des charges sociales… tout cela pèse.
Pour certains, l’aide au poste représente une part très importante des ressources. Sans elle, on emprunte, on contracte des agios, on reporte des investissements, on stresse nos équipes… Cela a des conséquences concrètes sur le bien-être au travail et la qualité de l’accompagnement.
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Quelles sont vos demandes concrètes ?
Avant 2019, le dispositif fonctionnait. L’Agence de services et paiements (ASP) recevait les crédits de manière anticipée, et pouvait les reverser rapidement aux établissements. Aujourd’hui, les fonds arrivent au compte-gouttes, parfois mois par mois.
L’ASP nous dit : « On n’a pas encore reçu l’argent du ministère. » Donc la racine du problème est politique. Nous demandons une programmation budgétaire claire, annuelle, avec des règles stables. Les directeurs d’établissement ne sont pas des magiciens : on leur impose un modèle économique… mais sans leur donner les moyens de le faire fonctionner. C’est de l’irresponsabilité.
Certains redoutent une transformation profonde, voire la fin du modèle Esat. Quel est votre regard ?
Les Esat sont en pleine transformation. Ce sont des structures agiles, résilientes, qui innovent chaque jour. Par exemple, dans un Esat que je dirige, nous avons développé une savonnerie artisanale, avec tout le processus en interne : production, emballage, impression, vente. Ailleurs, on fabrique des lampes, on tient des chocolateries, on vend des produits de qualité, conçus par les travailleurs eux-mêmes. Ces activités valorisent les personnes et redonnent du sens. Bien sûr, il existe encore des ateliers moins dynamiques, des tâches répétitives… mais certains travailleurs ont besoin de ces repères. On ne peut pas leur enlever ça du jour au lendemain.
Le danger, c’est de remettre en cause le modèle sans penser à ceux qu’il protège. Je prends le cas de la Belgique. Seuls les plus autonomes accèdent à l’emploi adapté. Les autres ? On ne sait pas où ils sont. En France, l’Esat permet à des personnes très éloignées de l’emploi d’avoir une activité. C’est un modèle profondément humaniste, démocratique même. Vous savez, quand on ne voit pas de personnes en situation de handicap dans l’espace public, c’est rarement bon signe. Cela veut dire qu’elles sont cloîtrées chez elles… ou qu’elles sont mortes.
Le courrier interassociatif envoyé le 19 juin a-t-il reçu une réponse ?
Pas encore. Mais l’objectif est clair : montrer que nous sommes unis, tous réseaux confondus, pour dénoncer cette situation. Ce courrier est une alerte solennelle, un signal fort adressé à la ministre. Nous espérons qu’il sera entendu. Sinon, nous continuerons à interpeller, ensemble mais aussi chacun à notre niveau. Ce silence prolongé n’est pas tenable. Nous n’attendrons pas un an.
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