« Il n'y a plus de frontières entre les rôles des professionnels et des proches aidants »

Laurence Hardy, socio-anthropologue, chargée de mission "bien-vieillir" chez Askoria (formations aux métiers de l'intervention sociale)

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La sociologue Laurence Hardy attire notre attention sur ces glissements insidieux qui amènent l’aidant familial, par culpabilité et par manque de solutions, à endosser les compétences des professionnels du soin. Au risque de basculer, par épuisement et défaut de formation, sur des formes de maltraitance.

Actualités sociales hebdomadaires - On parle de plus en plus de la formation des aidants proches. Est-ce une manière de les professionnaliser ou simplement de mieux les reconnaître ?

Laurence Hardy : On a commencé à l’évoquer dès les premiers plans Alzheimer. Je me suis tout de suite interrogée sur les implications de cette notion : une chose est d’informer les aidants, de leur permettre d’exprimer leurs difficultés et de trouver des lieux de parole ou des lieux de répit, mais une autre est de dire qu’ils ont besoin d’être formés. Je pense que l’on crée une nouvelle forme d’ambiguïté. La formation renvoie normalement à la notion de métiers, qui implique des missions, des compétences et une reconnaissance entre autres financière. C’est assez aberrant, car cela entraîne un certain flou sur la place des aidants proches par rapport à celle des aidants professionnels. Il n’y a plus de frontières entre les rôles des uns et des autres. En tant que proche, je n’ai pas à faire certains soins ou certains gestes qui relèvent de compétences spécifiques, en lien avec des métiers précis.

Est-ce pour pallier le manque de professionnels dans le secteur ?

Face au vieillissement de la société, nous avons des métiers du « prendre soin » qui sont peu attractifs et mal payés. Imaginez si l’on devait rémunérer tous les actes des aidants au quotidien ! Les former permet de contourner un enjeu financier énorme. Les dépenses liées à la perte d’autonomie représentent environ 10 % du PIB, la somme serait colossale s’il fallait rémunérer les aidants au même titre que des professionnels. Derrière cet enjeu-là, il y a donc clairement une logique d’économie financière. Il y a toujours cet entre-deux : on dit aux aidants familiaux de se former, globalement pour qu’ils en fassent encore plus que ce qu’ils font déjà, mais sans véritable statut.

Cette invisibilité est-elle liée au manque de reconnaissance en général des professions du lien et du soin ?

Il faut déjà préciser que les aidants sont des aidantes. Nous sommes sur une problématique de genre. Pendant très longtemps, on a considéré – je parle des valeurs répandues dans la société et reprises dans les politiques sociales – que pour les femmes, être aidante relève de l’inné. Comme elles savent s’occuper des enfants et des adolescents, elles savent aussi s’occuper des adultes et des personnes vieillissantes. Et puis oui, effectivement, les métiers de l’accompagnement sont très dévalorisés. Les aidants professionnels, tous les métiers gravitant autour du prendre soin, du care et de l’accompagnement, souffrent d’un réel manque de reconnaissance sociale. Nous sommes dans une situation de blocage à la fois pour les aidants qui risquent d’aller jusqu’à l’épuisement : « Puisque vous êtes formés, faites, faites, faites », et pour les professionnels, à qui on envoie le message : « Ce que vous faites, tout le monde peut le faire. »

Comment expliquer ce manque de considération ?

On l’explique notamment parce que ce sont des métiers du corps à corps, où l’on va dans l’intime de l’intime – la toilette, changer les protections –, des métiers du sale, des odeurs. C’est très marqué sociologiquement, on brise les frontières du privé. On ne veut pas voir la fragilité, la vulnérabilité. Et en plus, ce sont des femmes qui le font. Si vous cumulez ces deux difficultés, la reconnaissance de ces métiers en sera forcément bloquée. Nous sommes quand même dans une société plutôt âgiste, où les valeurs cardinales sont le dynamisme, la performance, la jeunesse. Ce sont les mêmes mécanismes qui sont à l’œuvre vis-à-vis du handicap et de ceux qui ont besoin d’être épaulés pour un certain nombre d’actes du quotidien. Ils représentent l’inverse de ces normes sociales valorisant la prouesse du corps, l’efficacité intellectuelle, l’autonomie.

Quelles sont les principales différences entre un proche aidant et un professionnel ?

En tant qu’aidant, je dois rester coûte que coûte dans cette position d’aidant aimant. Ce n’est pas parce que ma mère, par exemple, s’est bien occupée de moi que je dois faire sa toilette corporelle. Pour un proche, dépasser les frontières de l’intime est un grand risque pour lui-même mais également pour la personne aidée. Dépendre de sa fille pour un certain nombre de gestes du quotidien peut être très blessant. Je dis souvent aux aidants proches, par rapport à toutes ces questions de promesses et de culpabilité : « Déléguez tous ces gestes qui vous éloignent de vos proches et laissez faire des professionnels qui y sont formés, qui ont un bagage de connaissances, de savoir-faire et de savoir-être. Centrez-vous sur l’accompagnement plaisir, sur les petits gestes du quotidien. » Sinon, le risque à terme est de basculer sur des formes de maltraitances – des gestes un peu plus brutaux – par épuisement pur et simple. D’où l’importance de distinguer les missions des uns et des autres.

N’assiste-t-on pas à des glissements de tâches successifs ? Les aidants endossent les attributions des aides à domicile, quand ces dernières prennent en charge certains actes médicaux…

C’est malheureusement vrai et la pandémie de Covid n’a fait que révéler encore davantage ce phénomène. Toute une série de glissements s’opèrent : de l’infirmière vers l’aide-soignante, de l’aide-soignante vers l’aide à domicile… Alors que normalement, le principe même de métiers consiste à posséder certaines compétences qui obligent aussi à respecter un certain nombre de protocoles, nous nous dirigeons vers un modèle qui normalise le « je te montre, après tu pourras le faire ». Mais je dis souvent aux aides à domicile que si elles réalisent des gestes infirmiers, alors elles doivent se faire payer comme tels ! Arrêtons avec cette idée du « si je ne le fais pas, personne ne le fera » ! Une prise de conscience est nécessaire pour que des moyens soient déployés. Je suis un peu sévère, mais je pense que nous alimentons collectivement ce système au nom d’une certaine forme de culpabilité. Si tout le monde continue à accepter ces évolutions, il n’y aura bientôt plus d’éducateurs spécialisés, plus d’assistantes sociales… Je ne suis pas sûre que ce soit pour le bien des personnes vulnérables. La richesse d’un étayage réside dans l’addition des compétences. Tout faire porter sur une seule personne à cause de ces glissements insidieux fait prendre des risques à tout le monde.

La dépendance est un sujet qui ne devrait pas faiblir, comment envisagez-vous l’avenir ?

A court terme, étant donné la situation du secteur et de son manque d’attractivité, je suis plutôt inquiète de voir se développer ces glissements avec toutes les conséquences engendrées sur l’accompagnement. Pour éviter l’usure de ces métiers très difficiles, il faut davantage favoriser les évolutions de carrière. Après 25 ans comme aide à domicile, une femme a le dos en vrac, les épaules cassées et elle risque de finir sa carrière en maladie de longue durée. Aide à domicile ou accompagnant éducatif et social sont les professions où l’on enregistre le plus d’arrêts de travail, avant même le BTP. Il faudrait pouvoir être aujourd’hui auxiliaire de vie, mais peut-être demain aide-soignante ou animatrice. C’est tout l’enjeu : ne pas supprimer les spécificités des métiers pour conserver un accompagnement pluridisciplinaire, mais permettre les évolutions avec un éventail de formations tout au long de sa vie. Si on rate ce virage-là, on va épuiser les aidants proches et les professionnels.

D’autant que les évolutions démographiques devraient accentuer cette problématique…

Il va y avoir non seulement davantage de personnes dépendantes, en raison du vieillissement de la population en général, mais également un vieillissement des aidants qui risquent d’être de moins en moins nombreux. Beaucoup d’aidants proches décèdent malheureusement avant ceux qu’ils accompagnent. Il va donc falloir se retrousser les manches, et vite, pour ne pas agir, comme trop souvent au pied du mur.

Auteur : 

PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENCE UBRICH